Des ONG accusées de s'autocesurer sur Gaza
27 août 2025
Pendant des mois, cette travailleuse humanitaire a ressenti un "sentiment de rage" permanent. Jusqu'au premier semestre 2025, elle avait travaillé à Jérusalem pour faire du plaidoyer dans les territoires palestiniens occupés pour une grande organisation humanitaire, dont le siège est aux États-Unis.
Pendant ce temps, elle devait régulièrement se battre pendant des semaines pour réussir à faire publier la moindre déclaration. Les dirigeants, a-t-elle expliqué à la DW, ont insisté pour édulcorer les éléments de langage, jugeant des termes tels que "occupation", "blocus" et "responsabilité" trop problématiques.
Elle avait l'impression, raconte-t-elle, en choisissant ses mots avec soin, qu'elle faisait "partie du blanchiment de la situation à Gaza" et qu'on lui avait finalement "demandé de mentir".
Selon elle, "la seule façon de décrire ce qui se passait à Gaza était d'utiliser un langage extrêmement édulcoré qui minimiserait le rôle d'Israël".
Aujourd'hui encore, plusieurs mois après avoir quitté son poste et la région, elle est déterminée à ne plus jamais travailler dans le domaine humanitaire.
Pendant plusieurs mois, la cellule d'investigation de la DW s'est entretenue avec 19 sources d'une douzaine d'organisations internationales qui fournissent une aide humanitaire aux Palestiniens. Naviguant entre la colère et le désespoir, tous les travailleurs humanitaires interrogés par la DW, sauf un, ont demandé à rester anonymes, craignant pour leur emploi.
Des listes de termes autorisés
La DW a examiné des courriels internes, des messages et des directives, et a corroboré les récits des humanitaires en analysant les sites internet des organisations, des notes explicatives et plus d'une centaine de déclarations publiques publiées avant et après la mise en œuvre par Israël d'un nouveau processus d'enregistrement des ONG en mars.
La DW a constaté qu'au cours des derniers mois, plusieurs organisations avaient, à des degrés divers, restreint leur langage dans les communications publiques sur la guerre qu'Israël a lancée à Gaza à la suite des attaques du Hamas ayant fait près de 1.200 morts, le 7 octobre 2023.
Certains groupes d'aide de premier plan se sont gardés de formuler des critiques virulentes, alors même que la guerre menée par Israël à Gaza a fait plus de 62.000 morts, dont 19.000 enfants, et a entraîné des déplacements massifs et l'état de famine. Dans au moins un cas, les directives listaient même des termes autorisés lors de réunions privées avec des donateurs ou des acteurs politiques.
Certaines ONG se sont abstenues de signer des déclarations conjointes avec d'autres organisations d'aide si elles incluaient des termes comme ceux mentionnés précédemment ou d'autres jugés trop sensibles par leurs dirigeants.
Le conflit autour des territoires palestiniens a toujours été source de difficultés pour les organisations internationales. Mais les lignes rouges sur les communications introduites ces derniers mois sont particulièrement restrictives, a constaté la DW.
La raison semble être le nouveau processus d'enregistrement des ONG approuvé par les autorités israéliennes, fin 2024. Les organisations ont ainsi été informées qu'il leur fallait se réenregistrer d'ici début septembre 2025 si elles voulaient continuer à opérer à Gaza et en Cisjordanie occupée.
Cela a eu un "effet dissuasif" presque immédiat sur l'ensemble du secteur, a déclaré un ancien travailleur humanitaire à la DW.
L'enregistrement des ONG
Les organisations doivent désormais fournir aux autorités israéliennes des données sensibles, comme les informations personnelles de l'ensemble de leur personnel palestinien – y compris les travailleurs sur le terrain à Gaza.
De nombreuses ONG s'opposent fermement à cette exigence, car elles craignent qu'elle n'expose leur personnel dans les territoires palestiniens à davantage de risques.
La réglementation permet aux responsables israéliens de refuser les autorisations d'opérer aux organisations qui soutiennent les poursuites judiciaires contre des soldats israéliens devant les tribunaux internationaux, ou qui emploient des personnes qui, au cours des sept dernières années, ont exprimé leur soutien à un boycott d'Israël.
Les travailleurs humanitaires avec lesquels la DW s'est entretenue ont déclaré que les conditions étaient volontairement larges pour donner de la marge de manœuvre aux autorités, afin de pousser au départ et de réduire au silence tout acteur international indésirable.
Mi-août, 100 organisations internationales ont condamné ce processus d'enregistrement, affirmant qu'il avait pour but de bloquer l'aide impartiale, d'étouffer les activités de plaidoyer et de censurer les rapports humanitaires.
Les ONG assurent n'avoir aucune garantie que "la transmission de ces informations ne mettra pas le personnel en danger, ou ne sera pas utilisée pour faire avancer les objectifs militaires et politiques déclarés du gouvernement israélien".
La DW a appris que, dans les coulisses, les organisations humanitaires ont tenté de négocier en vue d'un processus d'enregistrement partiel dans l'espoir de ne pas avoir à fournir les détails sur leur personnel palestinien à Gaza.
"Cela crée un dangereux précédent", estime Shaina Low, qui travaille comme conseillère en communication pour la Palestine au Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC), l'une des rares organisations à être restée franche sur Gaza.
Shaina Low, la seule travailleuse humanitaire qui a accepté de commenter officiellement cet article, s'est entretenue avec la DW dans sa résidence à Amman, en Jordanie.
Pour elle, l'ensemble du processus d'enregistrement manque de transparence.
Questionné sur les préoccupations des organisations, le ministère israélien des Affaires de la diaspora et de la Lutte contre l'antisémitisme, qui supervise le processus d'enregistrement, a déclaré, par écrit à la DW, que le gouvernement "soutient la vraie activité humanitaire, mais ne permettra pas aux acteurs hostiles d'opérer sous un couvert humanitaire". Il affirme qu'Israël "comme tout autre État souverain, défend sa souveraineté et ses citoyens, en veillant à ce que l'action humanitaire ne soit pas exploitée comme une couverture pour la subversion".
Rester sous les radars
Le secteur humanitaire a immédiatement réagi à la réglementation, selon une travailleuse humanitaire. Elle a confié à la DW que la direction de son ONG avait déclaré que l'organisation allait "réduire sa visibilité". En d'autres termes : "plus de références à la Cour pénale internationale, plus de références à la Cour internationale de justice, quasiment plus de références au droit international humanitaire".
Les mots et les termes interdits dans les communications publiques varient d'une organisation à l'autre. La DW a constaté que deux grandes organisations internationales à être particulièrement prudentes sont Action contre la faim (ACF) et l'International Rescue Committee (IRC), basées aux États-Unis.
La DW a analysé les communications publiques des organisations sur Gaza et la Cisjordanie et a examiné les déclarations publiées d'octobre 2023 à juillet 2025. Certains termes spécifiques n'apparaissent plus dans les communications publiques des deux organisations.
En octobre 2023, l'IRC a averti que la population de Gaza était "assiégée". L'organisation a utilisé des formulations similaires dans d'autres déclarations. La situation sur le terrain ne s'est pas améliorée, mais l'IRC n'a plus utilisé ce terme après décembre 2024.
Un autre exemple est la dénonciation des violations du droit international humanitaire, ou de l'ensemble de principes et de règles pour les acteurs impliqués dans des conflits armés.
En octobre 2023, l'organisation ACF a publié une déclaration condamnant "le ciblage délibéré et disproportionné des civils, qu'elle considère à la fois inacceptable et comme étant une violation du droit international humanitaire", suite à l'escalade de la violence en Israël et à Gaza.
L'ONG a continué de dénoncer les violations du droit international humanitaire dans des déclarations ultérieures. Cependant, après l'annonce des nouvelles règles d'enregistrement, ACF n'a plus désigné d'actes spécifiques comme étant des violations du droit international humanitaire.
Confrontée aux conclusions de la DW, ACF a répondu par écrit que "la chose la plus importante est d'assurer la continuité des opérations, l'accès aux populations vulnérables et l'attachement aux principes humanitaires. Action contre la Faim continue d'appeler à un cessez-le-feu immédiat et permanent, au respect du droit international humanitaire, à un accès humanitaire sans entrave, à la libération des otages et à la protection des civils et des travailleurs humanitaires".
De son côté, l'International Rescue Committee n'a pas donné suite à la demande de commentaire de la DW avant la publication de cet article.
Les organisations atténuent leurs éléments de langage
La DW a consulté des messages internes dans lesquels la direction d'une organisation internationale de premier plan a explicitement fait référence au nouveau processus d'enregistrement comme étant la principale raison de modérer son langage, ou de ne pas signer des déclarations conjointes.
Un travailleur humanitaire a montré à la DW des documents internes, y compris des brouillons de déclarations et des messages dans lesquels on lui avait demandé de supprimer une citation d'un collègue de Gaza jugée "trop émotionnelle".
"A chaque fois, ils trouvent une nouvelle excuse : que ceci ne peut pas être vérifié ou que cela pourrait mettre notre enregistrement en danger", explique cet homme, dont le salon est orné d'un énorme drapeau palestinien et dont la famille tente de survivre à Gaza. Il explique avoir du mal à faire face à ce qu'on exige de lui.
Une autre source a déclaré que sa direction avait rappelé à plusieurs reprises, lors de réunions, que le maintien des opérations était primordial. "Ce à quoi je répondais toujours : quelles opérations ?", explique-t-elle.
Depuis le début de la guerre, les organisations humanitaires sont confrontées à des défis croissants pour opérer dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Elles peinent à faire renouveler leurs visas humanitaires, et des membres du personnel sur le terrain ont été blessés et tués lors d'opérations militaires israéliennes.
Israël a restreint le flux d'aide qui entre à Gaza, l'interrompant parfois complètement. En mai dernier, Israël a lancé un programme de distribution d'aide qui exclut les organisations humanitaires déjà établies.
Bien que seule une partie de l'aide des organisations internationales soit autorisée à entrer à Gaza, la Fondation humanitaire pour Gaza (GHF), basée aux États-Unis, créée en février, a pris en charge l'acheminement de l'aide. La GHF ne gère que quatre points de distribution, obligeant les Palestiniens à marcher pendant des heures pour obtenir de la nourriture.
Selon les Nations Unies, entre mai et fin juillet, plus de 1.300 Palestiniens ont été tués par les forces israéliennes et les agents de sécurité alors qu'ils cherchaient des colis alimentaires, dont 859 à proximité des sites du GHF. Beaucoup d'autres ont été blessés.
Au téléphone depuis Gaza, un médecin décrivant une faim omniprésente dans le territoire a fustigé les centres de distribution de la GHF comme étant "un lieu de la mort".
Dans une déclaration écrite, la GHF a déclaré à la DW que "ces accusations sont fausses et exagérées et proviennent directement du ministère de la Santé de Gaza, contrôlé par le Hamas, et elles continuent malheureusement d'être répétées par les médias sans vérification".
Le plaidoyer comme handicap
Face au quasi-monopole de la GHF sur la distribution de l'aide et au nouveau processus d'enregistrement des ONG par Israël, les travailleurs humanitaires interrogés ont expliqué qu'ils étaient contraints de prendre une décision déchirante : s'exprimer et risquer de se voir refuser une autorisation pour aider les personnes dans le besoin – ou restreindre leur langage et espérer pouvoir un jour apporter de l'aide aux Palestiniens.
Dans de nombreux cas, l'enquête de la DW a révélé que la direction des ONG opte pour la deuxième solution.
"Vous avez deux choix, et les deux choix sont de mauvais choix", explique l'un des humanitaires à la DW.
Un autre observe que le plaidoyer "est notre plus grand handicap".
Plusieurs travailleurs humanitaires avec lesquels la DW s'est entretenue ont déclaré que le fait de s'abstenir de s'exprimer ne garantissait pas qu'ils seraient en mesure d'apporter de l'aide aux Palestiniens dans le besoin.
"Nous n'avons pas vu que le fait d'être silencieux, de garder la tête baissée, vous permettra d'avoir plus d'accès et de faire votre travail", constate Shaina Low, du Conseil norvégien pour les réfugiés.
Alors que les médias internationaux ne sont pas autorisés à entrer à Gaza et que les ONG sont de plus en plus encadrées, les travailleurs humanitaires craignent qu'Israël ne cherche à expulser les derniers observateurs internationaux et indépendants encore présents sur le terrain.
Une humanitaire pense qu'un jour, "les gens regretteront de ne pas s'être exprimés davantage, et ils se diront qu'ils auraient dû s'exprimer plus tôt".
N'est-il pas de son devoir de faire tout ce qu'on peut "pour arrêter quelque chose d'aussi horrible ?", demande-t-elle.
Alors que les organisations s'autocensurent et que la guerre se poursuit, les efforts et les expériences des travailleurs humanitaires semblent souvent être en conflit avec les priorités politiques des ONG qui les emploient – au détriment des civils à Gaza.
"Si nous ne pouvons pas raconter à quoi ressemble la survie pour les gens à Gaza, dit-elle, alors nous dépeignons une réalité complètement différente".
Edition : Mathias Bölinger
Vérification des faits : Esther Felden
Relecture : Milan Gagnon
Conseil juridique : Florian Wagenknecht