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HistoireCameroun

Martin Dibobe : de l'exposition à l'activisme anticolonial

La rédaction francophone
8 mars 2024

Envoyé en Allemagne pour faire la promotion du colonialisme, Quane Martin Dibobe devient un opposant acharné du système d'exploitation mis en place par les colons.

Le conducteur de train Quane Martin Dibobe
En plus de devenir conducteur de train dans le premier métro de Berlin, Quane Martin Dibobe a également été un important militant des droits de l'Homme.Image : BVG-Archiv

Cet article s'inscrit dans la série "Dans l'ombre de la colonisation allemande" proposée par DW Afrique.

En dix épisodes, un podcast vous accompagne tout au long de l'histoire sombre des colonies allemandes en Afrique, de la fin du XIXè siècle à 1918.

Qui était Quane Martin Dibobe ?

Quane Martin Dibobe est né en 1876 près de Douala, au Cameroun, où son père assumait des fonctions au sein de l'administration locale. Il fait ses études dans une mission allemande et apprend donc à lire et à écrire la langue des colons. Au milieu des années 1890, il se rend en Allemagne pour participer à la grande exposition industrielle de Berlin.

Dans l'ombre de la colonisation allemande - Podcast. Ep. 07

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De quoi retournait la première exposition coloniale allemande de 1896 ?

Cette exposition visait à montrer que l'Afrique était une "terre d'opportunités". Un effort concerté de propagande avait été entrepris dans le but de convaincre les Allemands de la nécessité pour l'Allemagne de se doter de colonies. Les visiteurs pouvaient y découvrir des expositions ethnologiques sur la "vie quotidienne dans les colonies". Aujourd'hui, nous appellerions cela un zoo humain.

Quane Martin Dibobe arrive à Berlin avec une centaine d'autres Africains. Des Hereros, des Namas ou des Masaï issus de territoires contrôlés par l'Allemagne : Namibie, Togo, Tanzanie, Cameroun. Certains ont été emmenés de force. D'autres ont été séduits par la promesse d'un salaire. Quane Martin Dibobe est enregistré avec le numéro 76. Avec ses compagnons d'infortune, il se voit contraint d'incarner un "indigène primitif", dans un village artificiel, bien loin des réalités qu'il a connues sur sa terre natale.

Environ 7 millions d'Allemands ont visité l'exposition, qui a duré 6 mois. Quane Martin Dibobe et beaucoup d'autres ont été soumis à des examens corporels humiliants, pratiqués par des étudiants en "sciences raciales", une discipline naissante en Allemagne et qui avait pour objectif de prouver les théories eugénistes, aujourd'hui discréditées. 

Les expositions ethnologiques étaient étonnamment courantes en Europe au début des années 1900. Elles consistaient à présenter au grand public les habitants des colonies dans de faux villages. Cette photo de Masaï provient des jardins zoologiques de Berlin en 1920. Mais des expositions similaires se sont poursuivies jusque dans les années 1950Image : picture alliance/akg-images

Qu'a fait Dibobe après l'exposition ?

Quane Martin Dibobe a choisi de rester à Berlin, une décision peu banale. Les rares Africains installés dans la capitale allemande étaient souvent acceptés dans les milieux cosmopolites et parvenaient à décrocher un emploi ou un apprentissage. Quane Martin Dibobe est d'abord devenu artisan, avant d'entrer à la compagnie des chemins de fer de Berlin. Il a ensuite épousé la fille du propriétaire de son logement. Auparavant, le missionnaire qui l'avait baptisé au Cameroun avait été prié de confirmer son identité.

En 1902, Quane Martin Dibobe devient conducteur des rames du tout nouveau métro berlinois, un poste prestigieux à l'époque ; ce qui lui vaut une certaine célébrité.  Il écrira plus tard : "Grâce à mon assiduité et à ma conduite irréprochable, j'ai obtenu un poste de confiance". 

Dibobe est-il retourné au Cameroun ?

En 1907, les autorités coloniales envoient Quane Martin Dibobe au Cameroun avec pour mission de superviser la construction d'une ligne de chemin de fer. Les infrastructures construites au Cameroun par les Allemands existent encore aujourd'hui. Des historiens évoquent même une certaine nostalgie de l'ère allemande, surtout si on compare cet héritage aux pratiques d'exploitation de la France et de la Grande-Bretagne, qui ont récupéré les colonies allemandes après la Première Guerre mondiale, en 1919.

Néanmoins, Quane Martin Dibobe fut choqué par les méthodes employées par les entreprises allemandes et les coups, les expropriations, le racisme et les mauvais traitements infligés aux Camerounais. 

Quel était son statut en Allemagne, en tant que ressortissant des colonies allemandes ?

De retour en Allemagne, Quane Martin Dibobe participe à des grèves ouvrières, soutient les sociaux-démocrates et œuvre au sein de l'organisation de la Ligue des droits de l'Homme, créée en 1914. Alors que de plus en plus de Noirs arrivent dans des villes comme Berlin, Hambourg et Brême, Quane Martin Dibobe et beaucoup d'autres restés en Allemagne se sont retrouvés dans un "no man's land" de la citoyenneté.

Les autorités allemandes n'avaient en effet pas l'intention d'accorder aux ressortissants des colonies allemandes les mêmes droits qu'aux citoyens allemands, dans la mesure où cela aurait supposé que la loi soit appliquée de la même manière en Allemagne et dans les colonies.

Avec dix-sept autres Afro-Allemands et au nom des Africains vivant dans les colonies allemandes, Quane Martin Dibobe décide d'adresser en 1919 une pétition au gouvernement. Les signataires veulent notamment obtenir une représentation politique, l'égalité des droits et la fin du travail forcé, en échange de l'allégeance à la République allemande de Weimar.

En 2016, près de 100 ans après la pétition de Quane Martin Dibobe, une plaque a été dévoilée à Berlin pour commémorer son héritage. Elle a été posée en lieu et place de sa dernière adresse connueImage : picture-alliance/dpa/T. Rückeis

Qu'est-il advenu de la pétition de Dibobe ?

L'Allemagne ayant cédé ses colonies à d'autres nations européennes dans le cadre du Traité de Versailles, les revendications formulées dans la pétition restèrent lettre morte.

Quane Martin Dibobe est alors licencié des chemins de fer. En 1922, il tenta ensuite de retourner au Cameroun. Mais la France, nouvelle autorité coloniale, lui refusa l'entrée sur le territoire, jugeant qu'il pourrait y causer des troubles. Quane Martin Dibobe âgé de 45 ans, prend alors la route du Liberia, où on perd sa trace. On suppose qu'il y est resté jusqu'à sa mort.

Conséquence de cet exil forcé, Dibobe a été largement oublié au Cameroun et c'est en Allemagne que son histoire est la plus connue.

Plus de cent ans après sa publication, sa pétition est aujourd'hui considérée comme l'un des documents politiques les plus importants de l'histoire des migrations africaines du début du XXIè siècle.

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