Gambie: vers une justice pour les victimes du régime Jammeh?
22 novembre 2022La Gambie panse encore ses plaies, cinq ans après le départ de Yahya Jammeh, qui a dirigé le pays pendant 22 ans en instaurant la peur et la répression de l'opposition. En mai dernier, le gouvernement d'Adama Barrow a accepté de mettre en place les recommandations de la commission qui a enquêté sur les crimes commis pendant la dictature. Objectif : lancer un processus de réconciliation et traduire les coupables en justice.
Le dialogue pour mettre fin à la stigmatisation
Dans le village de Jambur, tout le monde se souvient de la chasse aux sorcières orchestrée par le dictateur Yahya Jammeh en 2009. Pour Alieu Mbaye, elle a marqué la fin de sa vie active. Il a été contraint de boire un mélange d'herbes dangereuses et n'a jamais retrouvé la santé.
"J'ai perdu mon travail et mes enfants n'ont pas pu terminer leur éducation. Maintenant la survie de ma famille dépend de mes bons amis et la famille éloignée. Avant de boire le mélange, j'étais un homme fort, je travaillais dans la construction. J'ai construit beaucoup de maisons ici" explique Alieu Mbaye qui fait partie des 61 personnes qui ont été accusées de sorcellerie à Jambur. Une vingtaine d'entre elles en sont décédées. Aujourd'hui encore, les survivants souffrent de stigmatisations. En Gambie, la croyance en la sorcellerie est toujours présente.
Alors, les jeunes générations tentent de trouver des solutions pour réduire les fractures au sein de leur société. Ousman Bojang est l'un d'entre eux.
"C'est très difficile pour nous les jeunes, la stigmatisation liée à nos aînés nous impacte beaucoup, les gens nous voient comme une communauté de sorciers. Parfois nous avons voulu nous battre, mais en tant que jeunes nous avons trouvé que le dialogue est la clé dans toute situation. Aller vers les gens, les sensibiliser. On considère que c'est notre responsabilité commune de s'attaquer à ces questions” explique le jeune homme à la DW.
Des critiques
Chasse aux sorcières, mais aussi torture, détentions arbitraires et exactions figurent dans la longue liste des crimes commis sous le régime de Yahya Jammeh. Il y a six mois, le gouvernement a accepté les recommandations d'une commission d'enquête spécialisée, pour débuter le processus de réconciliation.
Mais de nombreuses victimes disent voir trop peu de résultats concrets, d'autant plus que le gouvernement s'est allié avec certains anciens soutiens de Yahya Jammeh – un acte que certains qualifient de trahison.
Pour l'analyste politique Sait Matty Jaw, il faut clarifier le concept de réconciliation. "Ils pensent qu'en se rapprochant cela va être vu comme un processus de réconciliation. Dans notre contexte, l'idée même de réconciliation est compliquée" assure-t-il avant de préciser qu'au vu de la nature des violations en Gambie "si la réconciliation doit être entre victimes et coupables, alors les populations sont les victimes et l'Etat est le coupable. La manière dont l'Etat peut se réconcilier avec le public est en s'assurant qu'il y ait plus de confiance, plus de participation des citoyens envers le processus démocratique et qu'ils reçoivent les services publics de base".
Un bon cadre préalable pour un processus efficace
Le ministère de la Justice assure de son côté mettre tout en œuvre pour un processus efficace, centré autour des besoins des victimes. Un cadre juridique criminel spécifique va aussi être créé. "Le processus de justice transitionnelle en Gambie a bougé très rapidement. Nous avons traduit en justice huit personnes en l'espace de quatre à cinq ans. C'est très important d'avoir un bon cadre préalable. Il y a une urgence, mais si nous cédons à la pression et précipitons les choses, il y a un risque de ne pas faire les choses parfaitement ” assure Kimbeng Tah, le directeur adjoint des procès civils au sein du ministère de la Justice.
Au cours de l'enquête, menée de 2018 à 2021, plus de 2.000 victimes ont été officiellement recensées. Mais en raison de certains tabous, liés par exemple au viol, le nombre de victimes pourrait être bien plus élevé.
Priscilla Yagu Ceesay dirige l'ONG Wave qui aide les femmes ayant subi des violences pendant la dictature, selon elle "le groupe de soutien des femmes est constitué de victimes de différentes violations et c'est ce qui fait sa beauté". Même en 2022, explique Priscilla Yagu il y a encore "des hommes qui prennent les décisions pour les femmes, qui sont leur porte-parole, ne les laissent pas respirer et parler et partager, donc là c'est un lieu sûr pour les femmes. Cela leur permet d'être elles-mêmes et de parler des sujets qui les préoccupent".
Pour ce pays de 2.5 millions d'habitants, le plus petit d'Afrique de l'Ouest, aller de l'avant relève de la nécessité. Le chemin vers la réconciliation est entamé. Mais il faudra encore le consolider.