Interview exclusive avec le président angolais João Lourenço
3 février 2020L'Angola est depuis plusieurs semaines au cœur de révélations publiées par un comité de journalistes d'investigations.
Ces journalistes ont passé au crible des centaines de milliers de documents, surnommés les "Luanda Leaks", qui ont permis de mettre à jour un vaste système de corruption, de détournement de fonds et de népotisme durant l'ère José Eduardo dos Santos, resté une quarantaine d'années durant président de l'Angola.
Parmi les personnes incriminées dans les "Luanda Leaks", il y a Isabel, la fille de l'ex-président, à qui l'Etat angolais réclame le remboursement d'un milliard de dollars.
Notre reporter Adrian Kriesch est allé interviewer le président actuel de l'Angola, João Lourenço. Au centre de leur entretien : la lutte contre la corruption et l'impunité.
Voici des extraits traduits de l’interview en portugais :
DW: Il y a quelques semaines, une enquête mondiale [menée par un consortium de journalistes] a dévoilé que des centaines de millions de dollars [de ressources publiques] ont été détournées pour des affaires privées, grâce à un système de népotisme.
L’une des principales personnes suspectées est Isabel dos Santos, la fille de l’ancien président. Certaines rumeurs font état de négociations qu’elle aurait entamé pour ne rembourser qu’une partie de l’argent qu’elle doit [à l’Etat]. Ces négociations ont-elles effectivement lieu ?
João Lourenço : Cette information n'est pas fondée. Il n'y a aucune négociation. Et il n'y en aura pas. Il y aurait eu la possibilité d'en ouvrir. Les personnes impliquées dans des actes de corruption ont bénéficié d'une période de grâce de six mois pour rapatrier les fonds sortis illégalement du pays. Ceux qui n'ont pas mis à profit cette période de latence seront responsables des conséquences de leurs actes.
DW : Les documents qui ont été divulgués étaient assez clairs. Voulez-vous voir Isabel dos Santos derrière les barreaux?
João Lourenço : Je préfère ne pas répondre à cette question. Cela relève de l’autorité judiciaire et je ne suis pas juge.
DW : De nombreux documents indiquent que certains des accords se sont déroulés en toute connaissance - voire parfois sur ordre - de l'ancien président.
Par exemple, des décrets présidentiels pour accorder des terrains sous-évalués aux entreprises d'Isabel dos Santos. Pourquoi ne poursuivez-vous pas l'ancien président?
João Lourenço : Vous devez connaître notre législation.
DW : Qu’entendez-vous par là?
João Lourenço : Les anciens présidents jouissent d’une immunité pendant au moins cinq ans après la fin de leur mandat.
DW : Envisagerez-vous de le poursuivre après ce délai?
João Lourenço : Il revient au système judiciaire, et non aux politiciens, d’inculper des personnes. C'est le système judiciaire qui enquête sur d’éventuels délits.
Les politiciens ont pour mission de mettre en œuvre des politiques permettant à la justice de fonctionner librement dans le cadre de ses compétences. Le président ne traduit personne en justice. Je n'aurais même pas le temps de le faire si je le voulais. Il y a beaucoup de cas dans le pays."
DW : Des représentants de l'opposition disent que le système judiciaire n'est pas aussi indépendant que vous le prétendez, qu'il est très contrôlé par le gouvernement. Quelle est votre réponse à cela?
João Lourenço : C'était peut-être le cas par le passé. Mais plus aujourd'hui. Aujourd'hui, ils ont la liberté absolue d'agir. C'est la raison pour laquelle il y a tant de procès, notamment liés à la corruption.
DW : Certaines personnes comme Isabel dos Santos dénoncent une "chasse aux sorcières" pour des raisons politiques. Elle prétend aussi – et c’est un sentiment partagé par plusieurs personnes avec qui j’ai parlé - que certaines personnes puissantes restent intouchables.
Prenons l’exemple de l'ancien vice-président Manuel Vicente. Il est accusé d'avoir versé près d'un million d'euros de pots-de-vin à un procureur portugais. Vous avez personnellement demandé que cette affaire soit transférée du Portugal vers l'Angola, où rien ne s'est produit depuis lors. Maintenant il est même votre conseiller.
João Lourenço : Personne ne peut dire qu'il ne doit pas rendre des comptes parce que son voisin n'est pas inquiété. La justice ne fonctionne pas de cette façon.
Et puisque vous voulez parler de Manuel Vicente, il est vrai que nous avons demandé le transfert de l'affaire en Angola. Et le dossier a été transféré. Mais cela ne signifie pas l'acquittement.
L'affaire est actuellement traitée par le bureau du procureur général.
Or, il y a quelques jours, ils ont déclaré que les anciens présidents et vice-présidents jouissaient de l'immunité pour une période de cinq ans. C'est pourquoi j'ai dit qu'il fallait connaître un peu notre législation.
DW: Comment se fait-il que [Manuel Vincente] vous conseille, alors qu’il existe de telles allégations ?
João Lourenço : Ce monsieur n'est pas mon conseiller. Mes conseillers sont bien connus. Quelqu'un s'est réveillé un jour et est venu avec ça. Il n'est pas mon conseiller pour aucun secteur. Des gens affirment qu'il est mon conseiller pour le secteur pétrolier, mais c'est absolument faux. Il ne travaille pas pour moi, ni dans un emploi rémunéré ni gratuitement. Le transfert de l'affaire d'un pays à un autre ne signifie pas l'acquittement.
DW : Vous avez été secrétaire-général du MPLA, le Mouvement populaire de libération de l'Angola [ancien parti unique, celui aussi d’Eduardo dos Santos], vous avez également servi comme ministre de la Défense, vous connaissez bien l’ex-président [dos Santos] au gouvernement duquel vous avez participé durant de nombreuses années. Pourquoi ne pas avoir formulé vos critiques à son égard plus tôt ?
João Lourenço : C’est vrai, j’ai travaillé sous la présidence de Jose Eduardo dos Santos. Nous l’avons tous fait. Personne ne peut affirmer qu’il n’a pas participé au système. Nous y avons tous participé. Mais ceux qui sont les mieux placés pour corriger ce qui était mauvais – et l’améliorer – sont ceux qui connaissent le système de l’intérieur.
DW : Vous avez dit que vous faisiez partie du système depuis très longtemps, mais vous devez alors avoir constaté que ce système était très corrompu. C'est ce que les documents [Luanda Leaks] nous montrent maintenant, et même votre enquête le montre aussi.
João Lourenço : C'est précisément parce que j'ai vu ces niveaux élevés de corruption - et parce que je pense que cette situation ne doit pas continuer - que nous combattons ce que nous avons vu depuis des décennies.
Il serait plus aisé pour nous de laisser les choses telles qu'elles étaient auparavant. Mais serait-ce correct? Nous avons maintenant une chance de changer les choses. Et c'est le bon moment pour le faire.
Nous savons que cela demande beaucoup de courage. Et nous sommes confrontés à une certaine résistance. Mais nous préférons combattre cette résistance plutôt que de laisser les choses telles qu'elles étaient auparavant.