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HistoireAllemagne

Du sommet Kaiser-Wilhelm au pic d'Uhuru : le nom compte

La rédaction francophone
27 février 2024

Retour sur les changements de noms topographiques imposés par les colons durant l'époque coloniale.

Des élèves dans une classe d'une colonie allemande, aux alentours de 1900. Au mur, les portraits de l'empereur Wilhelm (Guillaume) et son épouse Augusta Viktoria (archive)
Dans les colonies allemandes, les élèves apprenaient leurs leçons sous les portraits du Kaiser et de son épouseImage : United Archives/picture alliance

Cet article s'inscrit dans la série "Dans l'ombre de la colonisation allemande" proposée par DW Afrique.

En dix épisodes, un podcast vous accompagne tout au long de l'histoire sombre des colonies allemandes en Afrique, de la fin du XIXè siècle à 1918.

La domination coloniale européenne en Afrique a duré plus de 70 ans. Toutes ces années, des communautés entières ont été physiquement déplacées et changées à jamais. Leur identité a été, au mieux, ignorée et, dans de nombreux cas, détruite.

Dans la longue histoire de la domination coloniale, les changements de noms topographiques imposés par les colons semblent parfois un moindre mal. Mais ce n'est pas le cas : c'est la touche finale apportée par l'administration coloniale à l'appropriation des terres africaines. 

Dans l‘ombre de la colonisation allemande - Podcast. Ep.05

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"Ses yeux brillaient de colère"

Prenons l'exemple du Kilimandjaro, la montagne la plus célèbre et la plus haute d'Afrique. Pendant des siècles, le peuple Chaga a vécu sur les flancs de cette merveille naturelle. Ils appelaient son sommet le Kibo.

Mais pendant une grande partie de l'histoire moderne, on a enseigné à des générations d'enfants tanzaniens que le Kilimandjaro avait été découvert par un missionnaire allemand, Johannes Rebmann, en 1848.

Mnyaka Sururu, historien et militant basé à Berlin, est l'un de ces enfants. Il se souvient avoir raconté à sa grand-mère ce qu'il avait appris à l'école : 

"Ses yeux brillaient de colère. Elle m'a demandé : ‘Quoi ?',et j'ai répondu : ‘Oui, notre professeur, M. Henry, nous a dit que ce Rebmann avait découvert la montagne. Le Kilimandjaro.' Elle m'a dit : ‘Tais-toi. Demain, nous irons ensemble à l'école. Je vais parler à ton professeur.' Moi, je me sentais mal. Ma grand-mère ne savait ni lire ni écrire. Et là, elle allait m'emmener à l'école, et parler avec le professeur devant tout le monde !

Nous sommes d'abord allés à l'église, comme toujours. Ensuite, à 8 heures, il y avait le rassemblement devant l'école. À l'époque, nous chantions, à la gloire du grand roi George, de la grande reine Elizabeth…"

Le Kilimandjaro s'appelle désormais "Pic Uhuru"Image : Zoonar.com/kavram/picture alliance

Mnyaka raconte que sa grand-mère était ravie d'avoir donné son avis à l'enseignant. La leçon qu'elle a donnée par la suite à son petit-fils est restée gravée dans sa mémoire :

"Cette montagne… Elle nous apporte de quoi manger et tout ce dont nous avons besoin. Sans elle, nous ne sommes rien, nous n'existons pas sans le Kilimandjaro. Nous, WaChaga, nous ne pouvons pas vivre sans la montagne. »

L'importance culturelle de ce massif ne préoccupait pas le géographe allemand Hans Meyer. En 1889, arrivé au sommet, il le rebaptisa pour en faire le Pic Kaiser-Wilhelm.

Des noms imposés

De nombreux autres explorateurs européens ont imposé une identité européenne aux terres africaines. Ils méprisaient les noms locaux, dont beaucoup furent oubliés, explique l'historienne tanzanienne Yustina Samwel Komba :

"La plupart des gouvernements coloniaux, non seulement en Tanzanie mais aussi dans d'autres pays africains, ont imposé leur identité. Ils ont imposé leur identité. Ils avaient cette mentalité de dire : "Nous sommes venus pour vous civiliser"."

Le lac Victoria, situé lui aussi dans la vallée du Rift en Afrique de l'Est, porte encore aujourd'hui le nom de la reine britannique du XIXe siècle.

La Namibie, seule colonie de peuplement allemande, est, elle aussi, encore truffée de noms allemands. Exemple éloquent, Lüderitz : cette ville controversée porte le nom du premier colon allemand qui y a acheté des terres. Ce faisant, il a donné le coup d'envoi de l'expansion coloniale dans la région.

Récemment, cependant, des initiatives ont été prises pour rebaptiser la ville.

Cette pratique récurrente avait en effet un sombre objectif, bien défini.

Paternalisme raciste et Lebensraum

Elle s'inspire des idées de géographes allemands qui ont influencé la pensée coloniale, comme un certain Friedrich Ratzel. Selon eux,  l'Allemagne, "nation forte", avait à ce titre le droit d'occuper les États dits "faibles".

Cette idéologie du "Lebensraum", ou "espace vital" en allemand, a été utilisée pour justifier le colonialisme allemand. Les terres conquises devaient être soumises à la culture allemande. Quelques années plus tard, le "Lebensraum" est devenu un élément clé de la pensée nazie.

La répression et les violences coloniales ont anéanti les moyens de subsistance des populations. La destruction de leur identité devait assurer un contrôle total aux colons. Les Tanzaniens ont résisté jusqu'au départ des colons allemands en 1918, puis des Britanniques dans les années 1960.

"Ces noms que les colons ont introduits dans la région, ils ne nous conviennent pas et nous ne pouvons pas les accepter, explique Mnyaka Sururu. Ils nous ont forcés à l'appeler ainsi, mais dans nos cœurs, il n'a jamais porté ce nom. Je crois que si nous retrouvons les noms d'origine, nous retrouverons la parole. Pour moi, c'est comme un arbre sans racines. Nous devons revenir à nos racines."

Les années 2010 ont marqué un tournant dans le déboulonnage de certaines statues liées à la colonisation, comme ici celle de Hermann von Wissmann à Hambourg (2018)Image : Georg Wendt/dpa/picture alliance

Débaptiser, rebaptiser

C'est un défi colossal, qui a été abordé différemment selon les régions. Hermann von Wissmann, par exemple, a sans aucun doute marqué la mémoire est-africaine.

Au début des années 1900, les Allemands impérialistes le surnommaient "plus grand Africain d'Allemagne". En 1905, une statue à son effigie est érigée à Dar es Salaam. Et des rues ont longtemps porté son nom à Berlin, la capitale allemande, et dans tout le pays. Certaines ont été rebaptisées depuis, mais pas toutes. Mnyaka Sururu s'en insurge .

"En découvrant ces rues ici, à Berlin, je me suis dit : ‘Oh mon Dieu'. Parce que cet homme va se retrouver dans les livres d'histoires des écoles. Dans l'histoire orale transmise par nos arrière-grands-mères, cet homme s'appelait Maafa. Il était horrible. C'est lui qui a formé ce qu'on appelle la Schutztruppe en Afrique orientale allemande, aujourd'hui la Tanzanie, le Rwanda et le Burundi."

L'importance de l'enseignement

Dans les pays d'Afrique de l'Est, Wissmann est célèbre pour la brutalité de ses soldats, dont les meurtres et les expéditions punitives pour soumettre les populations locales ont laissé une trace indélébile.

"Au début, j'ai pensé que c'était de l'arrogance, raconte Mnyaka Sururu . Mais je me suis rendu compte que la plupart des Allemands de la génération actuelle n'avaient rien étudié de tout ça à l'école. Le colonialisme allemand n'est pas abordé."

La statue à l'effigie de Wissman de Dar Es Salaam a été retirée par les Britanniques en 1921. Elle a réapparu à Hambourg au milieu du siècle. Indignés, des étudiants allemands l'ont détruite en 1967, pour protester contre la glorification de l'Allemagne impériale.

Le processus de restitution

Actuellement, un sujet agite les relations entre l'Allemagne et les Tanzaniens qui dénoncent le passé colonial : les objets et les restes humains, volés aux Africains de l'Est par les colons et emmenés en Allemagne. Ils faisaient figure de trophées de guerre et étaient parfois utilisés pour la recherche sur le racisme scientifique.

Des centaines de crânes africains ont été prélevés sur des champs de bataille de l'époque coloniale ou volés dans des tombes et emmenés en Allemagne. Ils y ont été exposés dans des musées ou ont dépéri dans des collections privées. Il est rare que ces restes humains aient été restitués à leur pays d'origine pour y être honorés conformément aux coutumes locales.

"Cela peut sembler symbolique pour les Allemands, mais pour les Tanzaniens, c'est certainement plus que symbolique, estime Valence Silayo, un archéologue et historien tanzanien, basé à Dar es Salaam. Pour moi, cela crée ce que nous appelons une nouvelle ère relationnelle."

Des artistes congolais réclament le retour des restes Mbuti

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Ne pas oublier l'histoire

L'archéologue poursuit : "En apparence, les relations avec l'Allemagne sont bonnes. Il y a beaucoup de projets de développement en cours. Mais on ne peut pas oublier l'histoire. Il faut en parler. Prendre ses responsabilités, reconnaître que ce que nous avons fait était contraire aux droits de l'homme. Ce n'était pas correct du tout et nous devons nous excuser. Ces projets de développement auront alors plus de sens."

S'il existe peu d'archives écrites sur l'époque coloniale du point de vue tanzanien, Silayo affirme que le colonialisme occupe une place prépondérante dans les récits oraux.

"Lorsque vous parlez aux gens, vous comprenez ce que les gens ressentent aujourd'hui encore, après 60 ans d'indépendance. Le traumatisme est resté intact, explique Valence Silayo. Ils ont connu le colonialisme et ils vous disent clairement qu'il ne faut pas se frotter aux Allemands. Leurs récits sont précis. Et dans certaines communautés, les noms de certains lieux ne sont pas prononcés parce qu'ils sont associés au sang et à ces choses-là."

En novembre 2023, le président allemand Frank Walter Steinmeier a rendu visite aux Tanzaniens à Songea pour leur demander pardon pour les atrocités commises par l'Allemagne pendant la guerre Maji-Maji, qui a coûté la vie à entre 120 000 et 300 000 Africains. Il a déclaré que l'Allemagne s'efforcerait de restituer les restes humains à leurs ancêtres légitimes.

Il est également révélateur qu'en 1964, pour commémorer la naissance de la République unie de Tanzanie, le pic Kaiser-Wilhelm du Kilimandjaro soit devenu le pic Uhuru, qui signifie "Liberté" en kiswahili.

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