Portugal : le judaisme de Belmonte, un secret bien gardé
1492. Christophe Colomb "découvre" les Amériques, tandis qu'Isabelle et Ferdinand d'Espagne expulsent les Juifs autochtones, qui trouvent un temps refuge au Portugal. Un choix s'impose: rester, et se convertir, ou s'exiler et vivre librement sa foi. Les Juifs de Belmonte, eux, trouvent un compromis : se convertir officiellement, tout en célébrant leur religion dans le secret. Se développe alors, sur 500 ans, mille et une facons de dissimuler ses rites juifs, en les accomodant à la sauce du quotidien catholique...
Les Marranes, peuple juif forcé à l'exil et la conversion...ou à la clandestinité
Lorsque Isabelle et Ferdinand, rois très catholiques d’Espagne, prennent le décret d’Alhambra en 1492, ils jettent sur les routes des milliers de juifs, contraints à l’exil pour survivre. Certains trouvent refuge au Portugal, contre de fortes sommes d’argent. Mais le roi Dom Manuel qui souhaite épouser une fille des rois espagnols suit l’exemple de ses puissants voisins et ordonne à son tour l’expulsion, ou la conversion en 1496 et 1497. Des communautés vont alors officiellement embrasser la religion catholique. D’autres vont continuer à pratiquer la religion juive en secret.
Protégés par l’isolement des contrées intérieures, ces Marranes (ou juifs séfarades, d’Espagne) préservent rites et traditions juifs. Ils côtoient les chrétiens et les « nouveaux chrétiens » (juifs convertis au catholicisme), s’adaptent, font du commerce, se fondent dans l’anonymat et l’isolement. Jusqu’au début du XX ème siècle où leur présence sera révélée au grand jour. Il faudra attendre la fin de la dictature et la révolution de 1974 pour que ces communautés du centre et du nord du Portugal acceptent timidement de revenir vers le judaïsme traditionnel, en se convertissant. Aujourd’hui les Marranes portugais ne sont plus qu’une poignée. Les rites secrets sont en voie de disparition.
La communauté marrane de Belmonte
L’adufe est un tambourin typique des beiras, les marches portugaises. Rythme et mélopée évoquent l’ancienne civilisation maure qui a occupé le territoire durant des siècles. C’est aussi dans la région isolée des beiras que les juifs expulsés d’Espagne avaient trouvé refuge. Un temps protégé par le royaume portugais, ils ont dû ensuite choisir entre exil ou conversion. Cette solution n’a pas empêché les séfarades ou marranes à continuer à pratiquer leur religion en secret.
Pendant cinq siècles, les Marranes de Belmonte ont vécu leur croyance et leur foi dans la clandestinité, la pratiquant en cachette au risque de leur vie. Au musée juif de la ville, on conserve de précieux objets qui symbolisent l’art du secret et de la dissimulation. Comme cette étrange mezuzah qui renferme le texte sacré et qui d’habitude est fixé sur le chambranle de la porte d’entrée des demeures juives.
Contre l'inquisition, une seule arme : l'art de la dissimulation
David Canelo, professeur d’histoire, nous raconte cet art de la dissimulation : "Au temps de l’inquisition, il était impossible de placer ces symboles sur les portes. Un crypto-juif a alors fabriqué cet objet pour le cacher dans la poche droite du pantalon. A l'intérieur, on trouve le rouleau de prières. Cela date du temps de l’Inquisition".
L’inquisition, arme terrible au service de l’église catholique, sera abolie officiellement en 1821. Ce n’est que dans les années 1930 que la communauté marrane de Belmonte ou crypto-juive fait l’objet d’une tentative de rapprochement avec l’orthodoxie juive. Mais l’époque est aux bruits de bottes. Belmonte se referme sur elle-même.
Ce n’est en fait qu’à partir des années 80 que les « nouveaux chrétiens » vont sortir de l’ombre et adopter la religion juive actuelle. Sous l’influence de riches mécènes marocains et nord américains, Belmonte se dote d’une synagogue en 1996. Pourtant, certains membres de la communauté continuent à pratiquer les anciens rituels.
Selon David Canelo, c'est ce qui fait sa force : " Aujourd’hui, cette religion juive secrète existe toujours à l’intérieur du monde juif actuel. Autrefois, elle survivait au sein du monde catholique. Mais de toute manière, il s’agit d’une religion cachée. Comment l’expliquer ? Et bien la raison, c’est la tradition du secret, une tradition transmise de génération en génération et qui a donné à ce crypto-judaisme sa force, son caractère sacré. Et le devoir de continuer à pratiquer en secret la Pâque juive, les prières et d’autres cérémonies".
Solidarité et traditions perpétrées : deux vecteurs de survie de la communauté
La fabrication du pain azyme, la tradition des bougies allumées le vendredi soir, l’interdiction de se marier hors de la communauté…quelques uns de ces rites ont perduré jusqu’à nos jours, parfois même dans l’ignorance de leur signification, en raison de l’assimilation et des conversions. Aujourd’hui encore, les juifs de Belmonte, commerçants habiles, restent très unis, soudés par des siècles de prudence.
José Henriques lit encore le ladino, ce mélange d’hébreu, d’espagnol, de portugais, voire de français. Le ladino est une langue qui a pratiquement disparu lorsque les juifs érudits sont partis se réfugier en Hollande. Aujourd’hui, dans la région de Belmonte, ceux qui reviennent vers le judaïsme traditionnel prient en hébreu. Mais la difficulté de cette langue est souvent un motif de désintérêt pour les plus âgés et les plus humbles.
L’affable José Henriques, lorsqu’il se sent en confiance, accepte d’évoquer les rassemblements clandestins de son enfance, les arrangements avec la viande pour ne pas mourir de faim en l’absence de rabbin. A Belmonte, y compris dans la communauté juive, on aime valoriser les bonnes relations qui ont prévalu entre chrétiens et Marranes.
Pourtant c’est bien de peur que parle José Henriques :"Bien sûr l’inquisition a pris fin, mais la peur est restée. Oui, la peur est restée. Parce qu’ensuite, même après l’inquisition, il s’est encore passé beaucoup beaucoup de choses. Il y a eu la guerre. Ici, nous n’avons jamais subi de pression. Mais il y avait cette méfiance... Oui, la peur, qui nous vient de très très loin."
Un bon tiers de la population portugaise serait d’ascendance juive séfarade. Bien qu’ils aient perdu la trace de leur origine, les Portugais descendants ou non des conversos, les convertis ont adopté des coutumes culinaires qui mettent en évidence le génie de la dissimulation des ancêtres crypto-juifs.
Comme pour l’alheira, une saucisse bien particulière. Antonia nous livre le secre de la préparation de l'alheira : " On prend du lapin, de la poule aussi, on coupe en tout petit morceaux, il faut mettre la graisse, on met de la graisse qu’on frit en même temps que la viande. Après il faut mettre du sel, à notre manière, mais aussi les épices et le poivre. On mélange tout. Puis on rajoute un peu de farine pour que ça prenne. De la farine de mais et de la farine de blé. Sinon il y a pas de consistance. Comme si c’était de la viande de porc. C’est comme ça qu’on fait l’alheira". L’alheira n’est autre qu’une saucisse kasher, communément utilisée dans le nord du Portugal, mais madame Antonia ne le sait pas.
Vers la reconnaissance des juifs portugais... et l'extinction du marranisme
Aujourd’hui, les communautés juives portugaises vivent au grand jour. Depuis une vingtaine d’années, le processus de retour vers Israël, que les Portugais nomment resgate, s’est étendu sous l’influence des rabbins.
Le cinéaste Jorge Neves, fondateur de l’association Ladina à Porto, où le mouvement de retour est le plus important, tient à marquer la différence : "On n’a jamais accepté la reconversion. Parce que ce serait renier notre passé historique. Et il n’en est pas question. On a obtenu qu’Israel reconnaisse qu’il y a toujours eu des juifs au Portugal, qu’ils vivaient cachés, mais qu’ils n’avaient jamais coupé les ponts, et qu’ils soient reconnus comme tels. Aujourd’hui, nous ne sommes plus marranes. Bien que moi et d’autres avec moi, nous assumions notre passé, notre héritage. Cette question du marranisme, c’est une chose très importante culturellement. Aux yeux des autres, des chrétiens, nous étions juifs, mais pour les juifs nous ne l’étions pas. Heureusement ,aujourd’hui on a pu dépasser ces barrières".
Contraints durant des siècles à la dissimulation, au silence, à une sorte d’errance intérieure, persécutés aussi, les juifs portugais vivent désormais librement leur religion. Seuls quelques marranes trop âgés pour accepter la circoncision, ou pour apprendre l’hébreu restent en retrait. Combien sont-ils ? Une centaine peut-être.
Dans moins d’une génération, la contre- culture que représente le marranisme portugais aura sans doute disparu. Pourtant, les tentatives de la faire revivre existent. Le travail des historiens ne fait que commencer. Le ladino est au goût du jour. Les influences touchent la musique, et la nostalgie du fado ladino de Rosa Negra ouvre la porte du souvenir.