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Armes russes en Afrique : la stratégie du long terme

Tatiana Kondratenko
30 juin 2020

Ces deux dernières décennies, Moscou a approfondi sa relation avec l’Afrique, devenant ainsi le plus grand fournisseur d'armes sur le continent africain.

Photo illustrant des membres d'une milice libyenne
Des membres d'une milice libyenne dans l'est de la LibyeImage : Getty Images/A.Doma

Le vendeur d’armes d’Etat russe Rosoboronexport a annoncé en avril dernier son premier contrat pour approvisionner des bateaux d’assaut dans un pays en Afrique subsaharienne. Le nom du destinataire a été dissimulé. Une certitude : cela marque le premier contrat d’exportation de produits navals finaux de fabrication russe vers cette région depuis les vingt dernières années.

Si cette information n’a pas retenu l’attention du monde entier, cette nouvelle donne s’ajoute à un schéma : la Russie est en train de construire son chemin pour prendre pied en Afrique et étendre sa carte d'exportation d'armes sur le continent.

Autrefois grand fournisseur pendant l'ère soviétique, la Russie a vu son rôle en Afrique s'estomper après l'effondrement de l'URSS. Mais en 2000, le pays a fait de nouvelles percées et, au cours des deux dernières décennies, il est devenu le plus grand exportateur d'armes vers l'Afrique. Actuellement, la Russie représente 49 % du total des exportations d'armes vers l'Afrique, selon les données de l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI). 

Depuis 2000, les exportations d'armes de la Russie vers l'Afrique ont augmenté de manière significative. Ces augmentations sont principalement dues à la croissance des exportations d'armes russes vers l'Algérie.

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Les yeux de la Russie sur l’Afrique

Jusqu’à présent, l’Algérie reste le plus gros client des armes russes en Afrique. Le pays est suivi par l’Egypte, le Soudan et l’Angola.

Selon Alexandra Kuimova, chercheur au programme de dépenses militaires et d'armement du SIPRI, le nombre de pays africains qui achètent les armes russes a augmenté ces deux dernières décennies. Au début des années 2000, 16 pays africains étaient destinataires de ces armes. Entre 2010 et 2019, ils sont passés à 21.

À partir de 2015, la Russie a commencé à vendre des armes à l'Angola, pays riche en pétrole, principalement des avions de chasse et des hélicoptères de combat. Le gouvernement angolais à Luanda entretient depuis la période soviétique des liens étroits avec Moscou.

En 1996, la Russie a annulé 70% des 5 milliards de dollars (4,56 milliards d'euros) de dette de l'Angola ; ce qui représentait principalement le résultat de plusieurs crédits à l'exportation que l'URSS avait accordés à l'Angola pour l'achat d'armes et d'équipements militaires soviétiques.

Au cours du nouveau millénaire, la Russie était un choix prévisible pour l'Angola afin de signer de nouveaux contrats d'armement. Au cours des cinq dernières années, l'Angola est devenu le troisième plus gros client africain pour les armes russes après l'Algérie et l'Égypte. Les autres fournisseurs de Luanda sont la Bulgarie, le Belarus, l'Italie et la Chine, mais leurs parts sont faibles.

La situation était semblable à celle de l’Algérie, le plus grand importateur d’armes russes sur le continent africain. Les connexions de l'époque soviétique ont permis à la Russie d'obtenir son monopole sur les ventes d'armes, et Moscou a complètement annulé la dette de l'Algérie qui s'élevait à 5,7 milliards de dollars en 2006. Dans la même année, l'Algérie a signé un autre accord d'armement pour acheter des armes russes pour 7,5 milliards de dollars.

Selon Paul Stronski, chercheur senior au programme Russie et Eurasie de la fondation Carnegie « les autorités de ces pays regardent intrinsèquement Moscou à partir des liens de l'époque soviétique et Moscou a pu maintenir son influence. Dans certains cas, comme celui de l’Algérie, ce maintien est réalisé à travers la remise de la dette ; parfois en prétendant qu'elle va construire des établissements de réparation et des établissement de fabrication ou de maintenance ».

 

Une vision géopolitique

L’intérêt grandissant de la Russie pour l’Afrique s’explique non seulement pour des raisons économiques, mais aussi politiques et stratégiques. La Russie voit en l’Afrique un partenaire clé potentiel dans la vision pour un ordre mondial multipolaire.

« Moins européen, moins transatlantique et plus axé sur les puissances et les régions émergentes », déclare M. Stronski. C'est là que les liens de la Russie avec des pays comme le Zimbabwe et le Soudan ont été établis, souligne-t-il.

Le Zimbabwe fait face à des sanctions financières de l’Occident depuis le début des années 2000. L’Etat serait responsable des violences, tortures et tueries des opposants du président de la République pendant la période de l’ancien président Robert Mugabe. Malgré la condamnation internationale du régime de Mugabe, la Russie est restée aux côtés du Zimbabwe.

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Avec la Chine, elle a opposé son droit de veto à une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies sur l’embargo d’armes en 2008, tout en critiquant les sanctions occidentales. La Russie exporte un certain nombre de matières premières et de produits manufacturés vers le Zimbabwe, allant du bois, du blé et des engrais aux documents imprimés, en passant par des wagons de chemin de fer et l'électronique. La Russie, à son tour, importe du café et du tabac du Zimbabwe.

Les compagnies russes sont aussi impliquées dans des projets d'extraction de diamant et d'or dans le pays. Selon Gugu Dube, chercheur au programme menaces transnationales et crime international à l’institut des études de sécurité (ISS) à Pretoria, la Russie a intensifié ses activités d'extraction de ressources telles que le coltan, le cobalt, l'or et le diamant dans plusieurs autres pays d'Afrique. Au Zimbabwe, les entreprises russes participent également à une coentreprise du projet Darwendale - extraction et fusion de l'un des plus grands gisements de métaux du groupe de platine au monde - dont la production est prévue pour 2021.

La Russie a abrité à Sochi en 2019 le tout premier sommet Russie Afrique. Ce sommet était un autre moyen pour identifier des possibilités de cooperation sur le continent. Durant le sommet, le president russe Vladimir Poutine a déclaré que «le renforcement des liens avec les pays africains est l’une des priorités de la politique étrangère russe».

Les marchés d'armes ont été au centre de l'attention lors du sommet. Les délégués africains ont été invités à des expositions d'armes russes : du train à réaction subsonique Yakovlev Yak-130, au système de missiles Pantsir et des systèmes de missiles sol-air Tor-M2KM en passant par des armes plus petites, dont un nouveau fusil d'assaut Kalachnikov de la série AK-200.

Un hélicoptère militaire russe Mi-35P exposé au sommet Russie-Afrique de Sotchi en octobre 2019Image : picture-alliance/dpa/Sputnik/E. Lyzlova

Cette exposition a montré que la Russie n’avait pas l’intention d’offrir de nouvelles technologies perturbatrices dans le domaine des armes. Bien au contraire! Le pays met l’accent sur l’amélioration des modèles qui sont les plus demandés.

Ceux-ci incluent des avions, des missiles, des tanks, les systèmes de défense aérienne et l'artillerie. L’Algérie, par exemple, a acheté, à elle seule, auprès de la Russie 200 types d’avions entre 2000 et 2019. Ils vont d’hélicoptères de transport aux hélicoptères de combat en passant par les avions de bombardement et de chasse au sol. Divers modèles de missiles sol-air qui détruisent les avions et d’autres missiles ont été commandés (beaucoup de commandes entre 2000 et 2019) par l’Algérie, le Burkina Faso, l’Egypte (plusieurs commandes), l’Ethiopie, la Libye et le Maroc. L’Algérie a aussi commandé des tanks (plus de 500 au total), comme l’a fait l’Ouganda (67 unités).

 

Silence sur les armes moins chères

 

Dans les documents de stratégie disponibles en Russie, tout comme son concept de politique étrangèreou encore sa doctrine de défense, les pays africains sont considérés comme appartenant à un continent instable représentant une menace internationale, à la lumière des activités des groupes terroristes, en particulier dans la région de l'Afrique du Nord. De tels documents mettent en lumière les ambitions de la Russie à étendre son interaction avec l’Afrique en développant des relations commerciales et économiques bénéfiques et en soutenant la prévention des conflits et des crises régionales.

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Cette instabilité nourrit un sempiternel marché d’armes – et pour la Russie, l’Afrique représente un marché majeur sans limites suite aux sanctions économiques venues de l'Occident après l'annexion de la Crimée. L’Afrique est le continent où la Russie peut librement pousser l’un des éléments clés de ses exportations: les armes.

Le commerce des armes compte pour 39% des revenus de l'industrie de la défense russe. « Les armes russes sont de bonne qualité, cela est universellement reconnu. Les armes russes sont aussi moins chères. Il n’y a aucune raison que les pays africains ne veuillent pas les acheter», fait savoir Irina Filatova, professeur d’histoire à l'École supérieure d'économie de Moscou et professeur émérite de l'Université du KwaZulu-Natal, spécialiste de l'histoire et des relations russo-africaines.

 

Accords sans aucune condition politique 

En comparaison avec d'autres grands acteurs, les accords d'armement avec la Russie n'exigent pas de conditions politiques ou celles relatives aux droits de l'Homme. Dans certains cas, la Russie comble le vide laissé par les fournisseurs européens et américains.

Par exemple, en 2014, les forces de l’ordre nigérianes ont été accusées de violations des droits humains contre des suspects dans la lute contre Boko Haram.

Par la suite, les États-Unis ont annulé une livraison d'hélicoptères d'attaque, alors que l'accord avait déjà été signé. La même année, le Nigéria a passé une commande et a reçu six hélicoptères de combat Mi-35M de Russie.

L'Egypte présente un cas similaire. Après le coup d’Etat de 2013, les Etats-Unis ont commencé à couper dans l’aide militaire et les livraisons d’armes au pays. Ceci a donné une opportunité à la Russie (avec la France, un autre grand exportateur d’armes); le pays a rapidement intensifié ses transferts d’armes vers l’Egypte. De 2009 à 2018, la Russie représentait 31% des importations d’armes majeures de l’Egypte.

Selon Mme Kuimova, les commerces d’armes se font générallement vite. Si un pays a besoin d'armes immédiatement et que la Russie en dispose, la Russie pourra les lui fournir. Ce qui joue aussi en faveur de la Russie est le manque de pression de la société civile russe pour suivre les ventes d’armes. L’industrie de la défense russe est secrète; la loi n’oblige pas les entreprises à publier les exportations d’armes, et généralement ces informations sont classées secret défense. Un manque general de données et de transparence a créé une situation dans laquelle les groupes de société civile sur le commerce d’armes n’existent simplement pas.

 

 

Moscou bientôt déboulonné par Pékin ? 

 

Pour l'instant, la Russie semble être en sécurité sur ses marchés d'armes en Afrique. Cependant, les experts voient le potentiel de la Chine à devenir un acteur plus important dans la fourniture d'armes en Afrique. Actuellement, la Chine représente 13% des exportations d'armes vers le continent.

« La Chine a amélioré la qualité et la quantité de ce qu’elle vend. Elle fait également de la rétro-ingénierie d'armes russes. Depuis 2014, la Russie partage des technologies militaires sensibles dans le cadre de ses liens croissants avec la Chine», affirme M. Stronski.

Mme Kuimova ajoute qu’aujourd’hui la Chine peut produire et offir toutes sortes d’armes.

« La Chine devient crescendo un exportateur d’armes et montre des schémas similaires à ceux de la Russie en donnant des armes avec moins de conditions politiques », explique- t-elle.

Selon la chercheuse Irina Filatova, la Chine ne représente cependant pas une menace aux armes russes en Afrique. Pour elle, les principaux concurrents des armes resteront les mêmes: les Etats-Unis et la France. Elle considère que l’intérêt de la Chine est guidé par l’économie et affirme que «la compétition avec la Russie est déjà perdue»- parce que sur le plan économique, la Russie n’est pas capable d’offrir ce que peut la Chine.

Moscou se concentre plutôt sur l'exportation de ressources naturelles et le verrouillage des marchés d'armes. Pour les importateurs d'armes, le passage à d'autres fournisseurs est coûteux. Il est donc fort probable que la Russie puisse garantir, sur le long terme, de nouveaux accords avec ses acheteurs d'armes.

 

 

 

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